La Vendetta (DUMANOIR - Paul SIRAUDIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 23 octobre 1842.

 

Personnages

 

URSINO, aubergiste

JACOPO, son neveu, Parisien

LÉONI

RINALDINI

COLOMBA, fille d’Ursino

UN BRIGADIER DE GENDARMERIE

DEUX GENDARMES

 

La scène se passe dans un village de Corse.

 

Le théâtre représente le jardin de l’auberge d’Ursino. L’entrée au fond. L’entrée de la maison à droite. Quelques tables.

 

 

Scène première

 

URSINO, RINALDINI, LE BRIGADIER

 

Rinaldini est assis et accoudé sur une table à gauche. Le brigadier est debout, un verre à la main, près d’Ursino, qui tient une bouteille et lui verse à boire.

LE BRIGADIER.

À votre santé, père Ursino !

URSINO.

Merci, Brigadier.

LE BRIGADIER.

À la vôtre, Rinaldini !

Celui-ci fait un geste et ne répond pas.

URSINO.

Comment trouvez-vous mon petit vin ?

LE BRIGADIER.

Très gentil... Il me raccommode tout-à-fait avec la Corse.

URSINO.

Ah ! ça, vous en aviez donc une bien mauvaise idée, de notre pays ?

LE BRIGADIER.

Des idées effroyables... C’est un préjugé qui tenait à mon éducation... Quand j’étais garde municipal, à Paris, j’étais souvent de service à la Gaîté et à l’Ambigu... Vous ne connaissez pas ?... Ce sont les deux théâtres de Paris où l’on cultive le crime avec le plus de succès... Je voyais là des mélodrames, où les Corses faisaient des abominations... Dès qu’il y avait de vos compatriotes dans une pièce... pan ! c’était des coups de fusil, vlan ! des coups de poignard... Pour lors, quand on m’a envoyé dans ce pays-ci, comme brigadier de gendarmerie... bon ! que je me suis dit, je vais en voir de drôles.

URSINO.

Vraiment ?

LE BRIGADIER.

Je me figurais que chaque Corse commettait son petit assassinat, tous les matins, avant son déjeuner, pour se mettre en train.

URSINO, riant.

Ah ! ah ! ah !

À part, d’un air sombre.

Il n’arrivera donc pas !... 

LE BRIGADIER.

Je m’attendais à avoir de la besogne !

URSINO, gaiement.

Et vous voilà bien revenu sur notre compte, n’est-ce pas ?

Versant.

Encore un verre !

LE BRIGADIER.

D’abord, votre vin m’a complètement désabusé... Ce n’est pas là du vin de scélérat... Vous êtes un brave homme d’aubergiste, bon père de famille, et rempli d’attentions pour les autorités...

Il boit.

Et dire que j’ai eu des soupçons sur votre compte !

URSINO, riant forcément.

Bah !... Ha ! ha ! ha !

LE BRIGADIER.

Je croyais que vous méditiez une... une... Comment diable appelaient-ils ça, à l’Ambigu ?

URSINO.

Une vendetta ?... Quelle folie !

LE BRIGADIER.

Parce que je vous voyais quelquefois un petit air en dessous... Mais j’ai deviné bien vite que ça avait rapport à votre commerce d’aubergiste, qui ne va plus fort, depuis quelque temps... sans qu’on sache à quoi ça tient.

URSINO.

Hélas !

À part.

Il n’arrivera donc pas !

LE BRIGADIER.

Et puis, ce qui me donnait encore des idées,

Plus bas, en montrant Rinaldini.

c’était ça... ca, là-bas... Rinaldini, votre futur gendre... qui est toujours sombre et silencieux... Voyez s’il se mêlera à la conversation !

URSINO.

Oh ! ça, c’est son caractère.

LE BRIGADIER.

Il est peu amusant, mais je l’excuse.

Plus bas.

Je sais ce qu’il a... il est jaloux.

URSINO.

Jaloux de ma fille ?... allons donc !

LE BRIGADIER.

Que ouf !... Depuis six semaines, depuis l’arrivée du petit Léoni...

URSINO, vivement.

Léoni ?

RINALDINI, se levant tout-à-coup.

Léoni !

LE BRIGADIER, se retournant.

Tiens ! il a parlé !

RINALDINI, à part.

Léoni !... Ah ! si jamais je trouve l’occasion de...

LE BRIGADIER, s’approchant de lui.

Vous dites ?

Rinaldini s’assied sans rien répondre. Revenant près d’Ursino, et à demi-voix.

Oui, oui, depuis que le petit Léoni est revenu dans ce canton, après avoir fait ses huit ans de service... je vois bien qu’il tourne autour de Colomba, votre jolie fille, qui n’y est pas insensible... et celui-ci rage dans son coin... C’est naturel, et je continue à l’excuser.

URSINO.

Vous vous trompez encore, brigadier... Rinaldini est soucieux, parce que ma fille est loin de lui, à Bastia, chez sa tante... mais elle doit revenir dans le voiturin d’aujourd’hui.

LE BRIGADIER.

Ah !

URSINO, l’observant.

Enfin, vous n’avez plus aucun soupçon, n’est ce pas ?

LE BRIGADIER.

Pas le moindre.

URSINO, à part.

Le brigadier n’y verra que du feu.

Haut.

À boire !

LE BRIGADIER.

Toujours.

 

 

Scène II

 

URSINO, RINALDINI, LE BRIGADIER, JACOPO, portant un petit paquet au bout d’un bâton

 

JACOPO, s’arrêtant au fond.

Une enseigne, un jardin, des tables, des bouteilles et un gendarme... Je tiens une auberge !

Entrant et allant vers la table à droite.

Ohé ! La boutique !

RINALDINI.

Hein ?

LE BRIGADIER.

Qu’est-ce que c’est ?

URSINO, à part.

Dieu ! serait-ce...

JACOPO, frappant sur la table.

Garçon !

URSINO.

Voilà, Monsieur.

JACOPO, s’attablant.

Une bouteille de quelque chose, ou de n’importe quoi... pourvu que ce soit très bon... c’est mon oncle qui paie.

URSINO, à part.

Son oncle !...

Il examine Jacopo.

LE BRIGADIER.

Jeune homme... votre passeport ?

JACOPO, se levant.

Comment donc !... avec plaisir.

Il le donne.

Eh bien ! Garçon ?

URSINO.

À l’instant.

Il entre dans la maison, en regardant toujours Jacopo.

LE BRIGADIER, parcourant le passeport.

Ah ! Ah !... Vous venez de France... de Paris...

JACOPO, avec fatuité.

Vous voyez ça à ma tenue, à mes manières ?

LE BRIGADIER.

Non, je vois ça dans votre passeport.

JACOPO.

Il dit vrai, brigadier... J’arrive de Paris... J’ai débarqué hier à Bastia, et j’ai pris le voiturin jusqu’ici... jusque dans ces montagnes, où j’ai affaire... Je ne veux rien dire de désagréable pour cette île, où Paoli à vu le jour... mais quel fichu pays !

URSINO rentre, portant une bouteille et un verre.

Monsieur est servi.

JACOPO, se versant à boire.

Ah ! bravo !

URSINO, à part.

Comment savoir si c’est lui ?

JACOPO, continuant.

D’abord, les hommes y sont laids...

Mouvement du brigadier.

Je ne dis pas ça pour vous, brigadier !... La gendarmerie est exceptée... La gendarmerie est jolie partout...

Reprenant.

Et puis, ils ont tous des figures !... que j’ose qualifier de peu caressantes.

Montrant Rinaldini.

Tenez, Monsieur, par exemple...

Rinaldini se lève et s’avance furieux. Jacopo se retourne vivement et désigne Ursino.

Monsieur a une figure révoltante...

À part.

C’est l’aubergiste, je le paie, je puis l’abîmer.

Haut.

Monsieur a une figure abominable...

S’approchant de Rinaldini, et avec assurance.

Ah ! mais !...j’ai le courage de mon opinion !

Rinaldini lui tourne le dos et reprend sa place.

URSINO, à part, préoccupé.

Je n’ose l’interroger devant le brigadier.

JACOPO.

Ah ! par exemple, les femmes... oh ! les femmes y sont un peu chicardes... Figurez-vous que, dans la voiture, j’étais placé à côté d’une petite Corse... d’une dix-septaine d’années...

RINALDINI, vivement, à part.

Dans la voiture !

JACOPO.

Qui vous avait des yeux !... Ah ! la belle paire de z’yeux... Je lui débitai quelques lieux communs de galanterie, qui la firent beaucoup rire, ma foi...

Air : Il me faudra quitter l’empire.

Et puis, voyant à son corsage
Un gros bouquet frais et galant,
Je voulus le prendre pour gage :
Ell’ regimba... moi, tout en la pressant,
Je lui disais, de mon plus tendre accent :
Pour moi j’exige que tu cueilles
Un’ de ces fleurs qui parent ton corset...

LE BRIGADIER.

L’avez-vous eue enfin ?

JACOPO.

Oui... mais c’était
Une giroflée à cinq feuilles
Qui n’était pas dans le bouquet.

Arrivé dans ce trou, qu’il vous plaît d’appeler votre village, j’ai sauté à bas de la voiture, et j’allais m’offrir pour cavalier à cette jolie insulaire... lorsqu’un jeune particulier s’est élancé et lui a pris le bras...

RINALDINI, à part, avec colère.

Léoni, sans doute !

JACOPO, continuant.

En me regardant d’une manière !... qui a changé le cours de mes idées.

LE BRIGADIER.

Vous aviez peur ?

JACOPO, légèrement.

J’avais faim... et j’ai laissé là cette intrigue à peine ébauchée, pour me mettre en quête d’un déjeuner et d’un notaire... dont j’avais également besoin.

LE BRIGADIER.

Un notaire ?

URSINO, à part.

Plus de doute !

JACOPO.

Le mot est lâché, et je ne vous dissimulerai pas plus longtemps le but de mon voyage en Corse...

Avec fatuité.

Car vous vous doutez bien, Messieurs, qu’un jeune homme de Paris, reçu dans la meilleure société... assez bien vu... des femmes... n’aura pas, sans motif, brisé mille chaînes de fleurs, pour venir dans cette île... que je persiste à traiter de fichu pays.

Solennellement.

Messieurs, je viens recueillir un immense héritage.

URSINO, à part.

C’est lui !

LE BRIGADIER.

Bah ! bah ! bah !

Rinaldini se lève et s’approche d’eux.

JACOPO.

L’héritage de mon oncle...

Ursino lui fait des signes.

Plaît-il ?

Le brigadier se tourne vers Ursino, qui s’arrête aussitôt. Continuant.

D’un oncle paternel, à moi, que je n’ai jamais vu, jamais connu, que je ne soupçonnais même pas... et qui me fait cette galanterie... posthume.

Ursino recommence ses gestes.

Plaît-il ?

URSINO, à part.

Impossible de l’arrêter !

JACOPO, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc, l’aubergiste ?

LE BRIGADIER.

Et cet héritage...

JACOPO.

Est le fruit d’une réclame.

RINALDINI, gravement.

Une réclame ?... qu’est-ce que c’est ?

LE BRIGADIER.

Je sais, je sais.

JACOPO, à Rinaldini.

Le brigadier le sait.

Se tournant vers le brigadier.

Il faut vous dire que je suis... premier clerc chez un pharmacien.

LE BRIGADIER.

Ah ! bien ! vous êtes garçon apothicaire.

JACOPO.

Or, le besoin se faisait sentir depuis longtemps d’un onguent insecto-mortifère... et, dans les entr’actes de ma profession, entre la rhubarbe et le séné... j’ai composé une pommade destinée à l’extermination des...

Il s’arrête et semble chercher une périphrase.

de ces petits vampires... renommés pour leur platitude... et qui habitent les bois de lit.

Rinaldini regarde en l’air, sans comprendre.

LE BRIGADIER.

Je connais.

JACOPO, à Rinaldini.

Le brigadier connaît... ne cherchez pas.

Il se retourne vers le brigadier.

Et, comme bien vous pensez, j’ai fait annoncer mon invention dans tous les journaux possibles... On lisait mon nom... mon adresse... et, plus bas, cette note : « Les personnes incommodées par ces insectes noctambules, sont priées de les recueillir précieusement et de les envoyer, franco, chez l’éditeur de l’onguent, qui se fera un devoir de les détruire fidèlement, sans en détourner un seul... » Cette annonce devait porter mon nom dans les contrées les plus lointaines, chez les peuplades les plus sauvages...abonnées aux feuilles publiques... Ça n’a pas manqué !

LE BRIGADIER.

Bah !

JACOPO.

Il y a huit jours, je reçois une lettre ainsi conçue : « Monsieur... »

Ursino recommence ses signes. Criant.

Plaît-il ?... Ah ! ça, dites donc, aubergiste, que signifient ces manières... télégraphiques ?

URSINO, à part.

Pas moyen !

JACOPO, reprenant.

Ainsi conçue : « Monsieur... votre nom étant parvenu jusque dans nos montagnes, je vous invite, moi, Bartholoméo, notaire de Vescovato, île de Corse, à venir recueillir l’héritage de votre oncle Ursino... »

LE BRIGADIER, vivement.

Hein ?

RINALDINI, de même.

Ursino !

URSINO, à part.

L’imbécile !

JACOPO, poursuivant.

« Aubergiste... décédé à l’âge de soixante ans... »

LE BRIGADIER, stupéfait.

Décédé !

JACOPO.

Radicalement.

RINALDINI.

Ursino !

JACOPO.

En personne.

RINALDINI.

Mais, le voilà !

JACOPO.

Hein ?

LE BRIGADIER, présentant Ursino.

Gros, gras, et bien portant.

JACOPO.

Mon oncle ?

URSINO, à part, se décidant.

Ah ! ma foi !...

Haut et gaiment, en allant à lui.

Eh ! oui, mon neveu !

RINALDINI, à part.

Son neveu !

JACOPO, tout étourdi.

Qu’est-ce que c’est ?... Qu’est-ce qu’il y a ?... Qu’est-ce que vous dites ?

URSINO.

Embrasse ton oncle !

JACOPO.

Allons donc !... Si vous étiez mon oncle, vous seriez mort... Si vous n’êtes pas mort, vous n’êtes pas mon oncle... Si vous n’êtes pas mon oncle, va te coucher !

RINALDINI, à part.

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

LE BRIGADIER.

Ah ! ça, m’expliquerez-vous ?...

URSINO.

Tantôt... plus tard... je vous conterai ça... C’est une simple bouffonnerie...

JACOPO.

Une bouffonnerie !

URSINO.

Oui, oui... de compte à demi avec le notaire, qui est très gai... Mais laissez-moi avec mon neveu... On a tant de choses à se dire, quand il y a si longtemps...

JACOPO, achevant.

Qu’on ne s’est jamais vu !

LE BRIGADIER.

Volontiers...Je vous laisse, mais...

À part.

Quelle diable d’idée a eue là Ursino ?

RINALDINI, à part.

Il y a quelque chose là-dessous... Je les surveillerai.

Ensemble.

Air : Galop des Diamants de la couronne.

JACOPO.

Quel peut donc être son projet ?
Quel diable de mystère !
Je vais enfin, j’espère,
De mon oncle avoir le secret.

URSINO.

Que nul ne sache mon secret :
J’ai besoin de mystère.
Mon neveu va, j’espère,
Me seconder dans mon projet.

RINALDINI.

Quel peut donc être son projet,
Et quel est ce mystère ?
Dès aujourd’hui, j’espère,
J’aurai pénétré ce secret.

LE BRIGADIER.

Quel peut donc être son projet,
Et quel est ce mystère ?
Mais c’ n’est pas mon affaire,
Et j’ dois respecter son secret.

Rinaldini et le brigadier sortent au fond, reconduits par Ursino.

 

 

Scène III

 

JACOPO, URSINO

 

JACOPO.

Ah ! ça, voyons, eh ! là-bas... est-ce que vous seriez réellement mon oncle ?

URSINO, allant à lui.

Ursino Jacopo, frère de Mathéo Jacopo, ton père.

JACOPO.

Et vous n’êtes pas plus mort que ça ?

URSINO.

Non.

JACOPO, se croisant les bras.

Quelle est donc cette conduite, Monsieur ?

URSINO.

Tu vas le savoir.

JACOPO.

Parlez, je vous écoute...

Ursino va pour parler. Brusquement.

Pourquoi le notaire m’a t-il écrit cette lettre ?

URSINO, froidement.

Ce n’est pas lui... c’est moi.

JACOPO.

Pourquoi me dites-vous de venir recueillir votre succession ?

URSINO, de même.

Parce que tu ne serais pas venu sans ça.

JACOPO.

Et, comme je suis venu, il faut donc que je reste ici, à attendre ?

URSINO.

Attendre... quoi ?

JACOPO.

Votre héritage.

URSINO.

Eh bien ! et ma fille ?

JACOPO

Quelle fille ?

URSINO.

Ma fille Colomba... qui va épouser Rinaldini... ce grand qui ne dit jamais rien.

JACOPO, indigné.

Vous n’êtes pas mort, et vous avez une fille !... Mais vous avez abusé de ma bonne foi !

URSINO.

Tout-à-fait.

JACOPO.

Il en convient, ce vieux drôle !

URSINO, avec force.

Oui, j’en conviens... et tu vas me remercier, me bénir !

JACOPO.

Je ne crois pas.

URSINO, baissant la voix.

Qu’est-ce que mon héritage... quand je possèderais la moitié de l’île de Corse ?...

JACOPO.

Hé ! hé !

URSINO.

Qu’est-ce... auprès de ce qui t’attend ici ?

JACOPO, joyeux.

Ah ! quelque chose de mieux ?... Il fallait donc le dire tout de suite...À la bonne heure...

URSINO, gravement.

Écoute, mon neveu.

JACOPO.

J’ouïs...

URSINO, après un silence.

Il y a de cela environ... trois cents ans...

JACOPO l’interrompant.

Trois cents... Si nous nous asseyions ?...

URSINO.

C’est inutile... Il y a trois cents ans, dis-je, un de tes aïeux eut un procès avec un de ses voisins, nommé Léoni... et, à la suite d’une discussion, ton aïeul tua ce Léoni d’un coup de stylet.

JACOPO.

Bon !... En voilà un de mort.

URSINO.

Alors, la vendetta fut déclarée... et, à la génération suivante, un Léoni tua un Jacopo.

JACOPO.

Ah ! ah ! ca en fait deux... Comme ça, ça ira vite... ce n’est pas la peine de nous asseoir.

URSINO.

Plus tard, un Jacopo tua un Léoni.

JACOPO, comptant sur ses doigts.

Trois.

URSINO.

Ce qui fit qu’à la quatrième génération, un Léoni...

JACOPO.

Tua un Jacopo... Ça va tout seul... il suffit de se mettre en train.

URSINO.

Enfin, à la cinquième génération...

JACOPO.

Un Jacopo tua un Léoni, parbleu !

URSINO.

Eh bien ! pas du tout.

JACOPO.

Bah !... À quoi songeait-il donc, ce Jacopo-là ?

URSINO.

C’était ton père.

JACOPO.

C’est qu’alors il n’y avait plus de Léoni ?

URSINO.

Si fait... Mais tous deux étaient tombés à la conscription... tous deux partirent pour l’armée, et tous deux furent tués.

JACOPO.

Ce qui mit fin à la vendetta.

URSINO, d’une voix sombre.

Une vendetta ne finit jamais !

Air : V’là c’que c’est qu’ d’aller au bois.

C’est un legs de coups de fusils
Qu’un père transmet à son fils...
Muni de cartouches sans nombre,
On attend dans l’ombre,
Au fond d’un bois sombre...
On y va deux, on r’vient seul...

JACOPO.

Ah !

URSINO.

V’là c’ que c’est qu’un’ vendetta.

JACOPO.

Cependant, faute de combattants...

URSINO.

Je le croyais comme toi, et je vivais fort tranquille... quand, il y a deux mois, le dernier des Léoni...le Léoni actuel... qui servait dans un régiment de chasseurs d’Afrique... est revenu au pays.

JACOPO.

Eh bien ?

URSINO.

Eh bien ! Depuis son retour, je suis le plus malheureux des Corses !... On me traite de lâche, on me tourne le dos, on déserte mon auberge... on écrit toutes les nuits sur ma porte des mots... très gros... Ça ne peut pas durer ! il faut que ça finisse !

JACOPO.

Et comment ?

URSINO, l’attirant à part.

Par une vendetta !... par la mort de Léoni !

JACOPO.

Quoi ! malheureux oncle, vous oserez...

URSINO, feignant l’étonnement.

Moi !... Es-tu insensé, Jacopo ?... Moi, établi dans ce village, aubergiste, propriétaire, père de famille... il me faudrait fuir dans les maquis, comme une bête fauve poursuivie par les lois !...

Du ton du reproche.

Ah ! je t’en veux d’avoir eu cette pensée.

JACOPO.

Mais, alors, qui donc se chargera de... ?

Il fait un geste expressif.

URSINO.

Toi.

JACOPO.

Comment dites-vous ?

URSINO.

Toi, Jacopo.

JACOPO.

Moi, Jacopo !...

D’un ton dégagé.

Bonsoir, mon oncle, bien des choses chez vous.

Il va pour sortir.

URSINO, l’arrêtant.

Quoi ! malheureux... tu hésites !

JACOPO, vivement.

Du tout !... Je n’hésite pas !

URSINO.

Tu acceptes ?

JACOPO.

Je refuse !

URSINO.

Hein !

JACOPO, indigné.

Et c’est pour ça que vous m’avez fait venir en Corse !... que vous m’avez arraché à mes onguents !... C’est pour m’employer à un ouvrage aussi homicide !... Tenez, si vous n’étiez pas mon oncle, je vous dirais ce que je pense de vous... vieux gredin !

URSINO.

Misérable ! Tu es donc un lâche ?

JACOPO, fièrement.

Mon oncle, je possède le courage civil !... c’est un nouveau courage qu’on vient d’inventer... Mais j’ai horreur du sang... surtout du mien !...

URSINO, furieux.

Mais, infâme !...

À part.

Non, tâchons de l’amadouer...

Haut et d’un ton caressant.

Tu ne tiens donc pas à l’honneur de la famille ?

JACOPO.

L’honneur de la famille ne tient donc pas à moi ?

URSINO, vivement.

Et si je t’assure tous mes biens, après ma mort ?

JACOPO.

Laissez-moi donc tranquille... Je connais votre manière de décéder, à vous... vous n’en finissez pas... Et puis, votre fille ?

URSINO, à part.

Oh !

À Jacopo.

Et si je te la donne, ma fille ?

JACOPO.

Et ce monsieur de tout à l’heure ?

URSINO.

Je le congédierai pour toi... Eh bien ?

JACOPO, à part.

Sa fille doit lui ressembler...

Haut.

Adieu, portez-vous bien...

Il va pour sortir.

 

 

Scène IV

 

JACOPO, URSINO, COLOMBA

 

COLOMBA, accourant.

Bonjour, père.

URSINO.

Ah ! la voici !... Embrasse-moi, mon enf...

COLOMBA, apercevant Jacopo.

Dieu !

JACOPO.

Ciel !

COLOMBA.

Lui !

JACOPO.

Elle !

URSINO, vivement.

Comment ! vous vous connaissez ?

JACOPO.

Mais c’est elle !... ma jolie compagne de voyage !

COLOMBA, à part.

C’est ce grand imbécile du voiturin.

URSINO, avec joie.

Dont tu étais amoureux ?...

JACOPO.

Dont je le suis encore !

COLOMBA.

De moi !

JACOPO, allant à elle.

Ah ! c’est ma cousine... Bonjour, ma cousine... Vous permettez, ma cousine ?...

Il va pour l’embrasser.

URSINO, lui saisissant le bras et l’attirant à lui.

Elle est à toi.

JACOPO, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon oncle !...

URSINO.

Elle est à toi, à condition que...

JACOPO.

Ah ! fichtre !

URSINO, à part.

Je le tiens !

JACOPO, à part.

Oh ! que ma position devient dramatique !

COLOMBA, à part.

Que se disent-ils ?

URSINO.

Tu balances encore ?

JACOPO, avec force.

Eh bien !... non !... ça va !

À part.

Fourrons le dedans... Je promets tout ce qu’il veut, il me donne ma cousine, je l’épouse... et je file.

Haut.

Ça y est !

URSINO.

C’est juré ?

JACOPO.

Sur vos cheveux blancs !

URSINO.

Colomba est ta femme.

COLOMBA, à part.

Sa femme !

JACOPO, très joyeux.

Demain matin, j’épouse ma cousine... Demain soir, je flanque une balle ou un coup de quelque chose au sieur Léoni... Ah ! quelle journée de plaisir !

COLOMBA, à part.

Ô ciel !... tuer Léoni !

URSINO, vivement.

Silence, malheureux !... Viens, suis-moi !

JACOPO, à part.

Oh ! comme je le fourre dedans !... Voilà un oncle fourré dedans !

Ensemble.

Air : Ah ! morbleu ! c’est trop fort. (La Mère et l’enfant.)

JACOPO.

Quel bonheur est le mien !
Ursino, je te tien !
Je t’enfonce très bien !
Que ta fille à l’œil noir
Soit mise en mon pouvoir,
Et je file un beau soir !

URSINO.

Quel bonheur est le mien !
À la fin, je le tien !
Sans que je risque rien
Je remplis un devoir :
Mon neveu, dès ce soir,
Va combler mon espoir !

COLOMBA.

Quel malheur est le mien !
Je perdrais mon seul bien !...
J’aurais dû le prévoir...
Mais, s’il n’est plus d’espoir,
Il fuira dès ce soir.

URSINO, à Jacopo.

J’ai compté sur ton bras :
Tu ne me trahiras pas ?

JACOPO, bas.

N, i, ni,
C’est fini,
J’extermine Léoni !
(bis.)

À part.

Ceux que je tuerai,
Ceux que j’occirai,
Resteront très longtemps
Bien portants.

Reprise.

Ursino l’entraîne dans la maison.

 

 

Scène V

 

COLOMBA, puis LÉONI

 

COLOMBA.

M’épouser !... Tuer Léoni !... Une vendetta !... Voilà ce que je craignais !...

Apercevant Léoni.

Ah ! c’est vous !... Vous faites bien d’arriver.

LÉONI, agité.

Je viens près de vous pour me calmer un peu... Ce Rinaldini !... ce Rinaldini est un insolent, qui cherche toutes les occasions de me provoquer... et si on ne nous avait pas séparés tout à l’heure...

COLOMBA.

Il s’agit bien de Rinaldini !... Ce n’est plus lui qu’il faut craindre.

LÉONI.

Que voulez-vous dire ?

COLOMBA.

Vous savez, ce grand jeune homme qui m’a fait descendre du voiturin... Il est ici, chez mon père... Et savez-vous ce qui l’amène ?

LÉONI, vivement.

Il vient vous épouser ?

COLOMBA.

Si ce n’était que cela !... C’est de vous qu’il s’agit... il y va de vos jours !

LÉONI.

Expliquez-vous.

COLOMBA.

Il y a longtemps que je redoutais ce qui arrive... que ces mots de vendetta, ces reproches adressés à mon père, me faisaient trembler pour vous... Mais l’âge de mon père, sa prudence, tout me rassurait... Pouvais-je prévoir qu’un neveu, un cousin à moi...

LÉONI.

Quoi ! ce jeune homme ?...

COLOMBA.

Ce jeune homme vient pour accomplir la vendetta, pour vous assassiner, et ma main sera sa récompense !

LÉONI.

M’assassiner !... Allons donc !

COLOMBA.

Nous sommes perdus !

LÉONI.

Eh ! non, rassurez-vous... Votre mariage, voilà le véritable, le seul danger... Quant à la vendetta... on n’assassine pas ainsi un homme au coin d’un bois, et je tâcherai d’y mettre bon ordre.

COLOMBA.

Vous auriez un moyen d’empêcher...

LÉONI.

On n’en manque pas... quand on est bien décidé à ne pas se laisser tirer comme un lièvre... et, pour ma part, je tiens à vivre...

Gaiement.

à votre intention.

COLOMBA.

Mais que comptez-vous faire ?

LÉONI.

Fiez-vous à moi... ne songez qu’à résister à votre père, que ce soit son neveu ou Rinaldini qu’il vous offre pour mari... Conservez-vous pour moi...

Riant.

et je ferai en sorte de me conserver aussi pour vous.

URSINO, en dehors.

Colomba ! Colomba !

COLOMBA.

Mon père !... Dieu ! s’il vous voit...

LÉONI.

Rentrez vite... Tenez ferme, et comptez sur Léoni.

COLOMBA.

Oh ! d’abord, si je suis forcée d’épouser ce cousin-là... son compte est fait !

Elle entre dans la maison.

 

 

Scène VI

 

LÉONI, seul

 

Diable ! une vendetta !... Moi, qui ai passé huit ans au régiment, loin du pays, je ne suis plus fait à ces idées-là... et je suis presque tenté d’en rire... Mais, cependant, si c’est sérieux... et tout est sérieux dans ma chère patrie... ce ne sera pas très agréable de ne pouvoir faire un pas hors de chez moi, ou seulement me mettre à la fenêtre, sans qu’une balle anonyme, dirigée à mon adresse... Allons, allons, je crois que le meilleur parti est d’aller droit au but, et de traiter cette affaire-là en face de l’ennemi, en vrai chasseur d’Afrique.

 

 

Scène VII

 

LÉONI, JACOPO, puis COLOMBA

 

JACOPO, à la cantonade.

Oh ! v’oui, vous céderez !... oh ! v’oui, tu céderas !...

LÉONI, à part.

Voilà mon homme !

JACOPO, se croyant seul.

J’ai laissé mon vieux Corse d’oncle en train d’endoctriner la petite... qui n’a pas l’air d’être folle de moi... C’est si jeune !... ça ne sait pas...

LÉONI, s’approchant et saluant.

Monsieur...

JACOPO, à part.

Ah ! diable !... le particulier tantôt !... Évitons-le.

Il gagne le fond.

LÉONI.

Pardon... Deux mots, Monsieur.

JACOPO, s’esquivant.

Je ne suis pas d’ici, Monsieur... Je ne connais par les rues.

LÉONI.

C’est pour cela que j’offre de vous conduire près de la personne que vous cherchez...

JACOPO, étonné et s’arrêtant.

Près de la personne que je cherche ?

LÉONI.

Oui, un nommé Léoni...

JACOPO, à part.

Qu’est-ce qu’il dit ?

LÉONI.

À qui vous destinez une balle ou un coup de stylet...

Saluant.

et qui est votre très humble serviteur.

JACOPO, reculant et passant derrière la table.

Monsieur... ! Je suis sans armes !

LÉONI.

Et moi, de même.

JACOPO.

N’approchez pas !...

À part.

Qui diable l’a averti, celui-là ?...

LÉONI.

Vous le voyez, je vous connais, je sais vos intentions... et je viens tout franchement à vous... Je viens vous déclarer que je ne suis pas d’humeur à attendre, les bras croisés, qu’il vous plaise de me...

Il fait le geste de tirer un coup de fusil.

JACOPO.

Monsieur, mon intention n’a jamais été de vous...

Même geste.

LÉONI.

Ah ! fi, Monsieur... ! En Corse, on se tue, mais on se prévient d’avance... Soyez franc... soyez franc comme moi, qui viens vous proposer de terminer cette querelle.

JACOPO, rassuré.

Hein ? Vous dites... ?

À part.

Tiens ! tiens ! tiens !

LÉONI.

Cela vous étonne ?... Je suis Corse, Monsieur, mais un Corse un peu... dégénéré... J’ai quitté ce pays bien jeune, et j’y reviens avec des idées, qui doivent être les vôtres... Nos pères étaient un peu barbares, convenez-en.

JACOPO, qui s’est rapproché.

Fichtre ! oui...

À part.

Les sacripants !

LÉONI.

Attendre son ennemi au coin d’un bois, pour lui tirer un coup de fusil en se cachant... çà ne me va pas... La vengeance est une belle et bonne chose... mais je l’entends autrement.

JACOPO, à part.

Ah ! çà, mais, il m’étonne de plus en plus.

LÉONI.

Nous ne sommes plus Corses, nous sommes Français.

JACOPO.

Certainement... nous sommes tous Français... l’affaire peut s’arranger.

Il lui tend la main. Léoni ne s’en aperçoit pas.

LÉONI, souriant.

Oui, Monsieur, oui, l’affaire peut s’arranger.

JACOPO, à part.

C’est qu’il est charmant, ce petit Corse-là !

Il tend de nouveau la main.

LÉONI.

Il y a pour cela un moyen honorable.

JACOPO.

Il y en a trois cents... de moyens.

LÉONI.

Non, il n’y en a qu’un seul.

JACOPO.

Il n’y en a qu’un seul... mais il est bon.

LÉONI.

Il termine tout.

JACOPO, s’appuyant familièrement sur son bras.

Et votre moyen, c’est... ?

LÉONI, après avoir regardé autour de lui.

Un duel.

JACOPO, avec explosion.

Un duel !

Il s’éloigne précipitamment.

LÉONI, étonné d’abord.

Oh ! je vous comprends... Après une lutte si longue entre les deux familles, et quand déjà on accusait les Jacopo de faiblesse... vous craignez qu’un semblant de combat ne suffise pas ?...

JACOPO.

Si fait !

LÉONI, cherchant à le rassurer.

Soyez tranquille, il faudra se toucher... Il faudra que l’un des deux...

JACOPO.

Pardon, Monsieur... pardon...

LÉONI.

Mais il est bien entendu qu’au premier sang...

JACOPO.

Au premier sang !...

LÉONI.

Si cependant vous l’exigez, nous continuerons.

JACOPO.

Non, non !... vous ne m’entendez pas !... Je voulais dire...

LÉONI.

Connaissez-vous l’épée ?

JACOPO.

De réputation... beaucoup... mais pas intimement.

LÉONI.

Tant mieux.

JACOPO.

Tant pis !...

LÉONI.

Je suis aussi maladroit que vous... les chances seront égales.

COLOMBA, sortant de la maison.

Ils sont ensemble !

Elle s’arrête.

LÉONI, sans la voir.

Au surplus, je vous laisse le choix des armes.

COLOMBA.

Ciel !

LÉONI, l’apercevant, à part.

Colomba !

JACOPO.

Quoi ?

LÉONI, vivement, en l’éloignant d’elle.

Silence !... Plus bas !

JACOPO, très bas.

J’ai le choix des armes ?... Eh bien ! je choisis celles de la générosité... Embrassons-nous.

LÉONI, sévèrement.

Monsieur, cette plaisanterie est déplacée... Ici, dans une demi-heure...

JACOPO.

Mais...

LÉONI.

J’aurai des épées...

Jacopo veut parler.

Chut !...

Bas à Colomba en sortant.

L’affaire est arrangée... nous sommes les meilleurs amis du monde.

Il sort rapidement au fond.

 

 

Scène VIII

 

JACOPO, COLOMBA

 

JACOPO, se croyant seul.

Mais c’est un autre brigand que ce monsieur !...Je suis dans la patrie de Cartouche !... Mandrin est né sous ce beau ciel !

Colomba, qui a suivi des yeux Léoni, s’approche et frappe sur l’épaule de Jacopo.

JACOPO, poussant un grand cri.

Ah !

COLOMBA, vivement.

Pas de bruit !

JACOPO, à part.

Ils me feront tourner le sang !

COLOMBA, d’un ton bref.

Mon père peut venir... Vite, un mot !... Vous allez vous battre avec Léoni.

JACOPO.

Nous allons nous battre... c’est-à-dire...

COLOMBA, brusquement.

Ne niez pas !... J’ai tout entendu... et je vous dois un conseil.

JACOPO.

C’est de me sauver ?...

COLOMBA.

Oh ! je sais que vous ne fuirez pas... Vous êtes venu ici pour attenter aux jours de Léoni, et vous êtes enchanté qu’il ait accepté votre défi.

JACOPO.

Moi !

COLOMBA.

Je vois bien que vous êtes un spadassin... un ferrailleur... et vous comptez abuser de votre adresse...

JACOPO.

Moi !

COLOMBA.

Eh bien écoutez... Léoni est brave... il ne reculera pas... et l’un de vous sera blessé... tué peut-être !... Supposons que ce soit vous.

JACOPO.

Non !... supposons que ce soit lui.

COLOMBA.

Si c’est vous... ça m’est parfaitement égal, ça vous regarde, et certainement vous l’aurez bien mérité.

JACOPO.

Ah ! ça, mais, dites donc...

COLOMBA.

Si c’est lui !... si Léoni reçoit la moindre égratignure !... je vous en préviens... vous êtes un homme mort !

JACOPO.

Comment diable arrangez-vous ça ?... si c’est lui qui reçoit l’atout, c’est moi qui serai...

COLOMBA, résolument.

Ah ! c’est que vous croyez que je ressemble à vos Parisiennes, qui ne savent que pleurer, se désoler... quand il faut montrer de la fermeté et du courage !... Je suis Corse, moi !

JACOPO, à part.

Bon ! à l’autre !... Ils sont tous Corses, dans ce satané pays !

COLOMBA.

Je suis Corse !...

D’un ton grave.

et je porte toujours un poignard à ma jarretière.

JACOPO.

Ah bah !... Faites donc voir.

COLOMBA.

C’est moi qui vengerai Léoni !

JACOPO.

Ah ! ça, voyons-donc, à la fin... vous en éprouvez donc pour ce jeune sauvage ?

COLOMBA.

Et vous, je vous hais !

JACOPO.

Aimable franchise !

COLOMBA.

Écoutez... Vous n’avez qu’un moyen de sortir d’embarras.

JACOPO.

Je l’adopte !

COLOMBA.

Car au point où en sont les choses... songer à empêcher ce duel, c’est impossible...

JACOPO.

Cependant, si on essayait ?...

COLOMBA.

Oh ! n’espérez pas m’abuser... Je vous l’ai dit, vous n’avez qu’un moyen, un seul, d’échapper à ma vengeance... Arrangez-vous comme vous voudrez... pour être touché par Léoni.

JACOPO.

Plaît-il ?

COLOMBA.

Oh ! je ne demande pas qu’il vous tue.

JACOPO.

Merci !

COLOMBA.

Faites-vous blesser... tout simplement.

JACOPO.

Ah ! tout simplement ?...

COLOMBA.

À cette condition, tout est fini, Léoni est sauvé, mon père est content, et vous n’aurez pas affaire à mon stylet... Adieu, cousin !

Elle entre dans la maison.

 

 

Scène IX

 

JACOPO, seul, puis URSINO

 

JACOPO.

En voilà un petit chacal !... Elle me propose galamment me faire tuer... ou blesser, tout simplement... sans ça, elle me stylera !

Se tournant vers la droite.

Et je t’épouserais par là dessus, affreux petit léopard !... Non, non, j’en ai assez de cette contrée, et je file.

Il prend sur la table son paquet, son bâton, et va pour sortir.

URSINO, venant du fond.

Ah ! je te trouve, mon neveu.

JACOPO, sortant.

Eh bien ! faites comme si vous ne me trouviez pas.

URSINO.

Où vas-tu donc ?

JACOPO.

J’ai affaire... du côté de Paris... Adieu, portez-vous bien.

URSINO, étonné.

Tu veux repartir !... Quand je te donne ma fille !

JACOPO, lui serrant la main.

Vieillard généreux !... Je ne veux pas vous en priver.

URSINO.

Qu’est-ce que cela signifie ?

JACOPO.

L’explication nous prendrait trop de temps... Au plaisir de ne jamais vous revoir.

URSINO, avec force, en se mettant devant lui.

Jacopo ! vous ne partirez pas !

JACOPO.

Non... Je vas me gêner...

URSINO, le ramenant de force.

Croyez-vous donc, monsieur mon neveu, qu’on surprenne ainsi le secret d’un Corse ?

JACOPO.

Je n’ai rien surpris.

URSINO.

Vous venez tranquillement de Paris pour dévorer mon héritage...

JACOPO, indigné.

Son héritage !... quel cynisme !

URSINO.

Vous accaparez ma confiance... et vous me dites maintenant, d’un air dégagé : Portez vous bien, j’ai affaire du côté de Paris !...

JACOPO.

Textuellement.

URSINO, d’un ton assuré.

Eh bien ! partez... filez... prenez la route de Bastia...

JACOPO.

Oh ! je la connais... Il n’y en a qu’une, ainsi... Je ne la confondrai pas avec les autres.

Il s’éloigne, portant sur l’épaule son paquet au bout de son bâton.

URSINO sans se retourner.

Seulement, prenez garde, en passant près de la forêt... de rencontrer quelques espingoles, qui vous barreraient le chemin.

JACOPO, s’arrêtant au moment de sortir, et revenant d’un air inquiet.

De quelles espingoles parlez-vous ?

URSINO, le voyant près de lui.

Ah ! vous voilà ?... Ah ! vous pensez que je n’avais pas pris mes précautions !... J’ai quelques amis dans ce pays-ci... Je les ai prévenus du but de votre voyage... et, comme il faut tout prévoir... même la lâcheté d’un Corse, abruti par la pharmacie et les onguents...

JACOPO.

Vieillard !

URSINO.

Nous sommes convenus que, si vous reculiez, on serait prêt à vous couper la retraite...

Jacopo laisse tomber le bâton et le paquet.

Les maquis sont gardés... les chemins sont semés ca et là...

JACOPO.

D’espingoles ?...

URSINO.

Et de tromblons.

JACOPO.

Ah ! des tromblons aussi.

URSINO.

Si vous faites un pas pour fuir, avant d’avoir accompli la vendetta...

JACOPO.

Je vous comprends parfaitement...

À part.

Si j’échappe à l’épée de Léoni, le stylet de l’aimable enfant... Si je me dérobe au stylet de l’aimable enfant, les tromblons des amis de monsieur... Ça se classe, ça se corse !

URSINO.

Tu vois, mon cher petit Jacopo, que le plus court est de prendre ton parti en brave.

JACOPO, à part.

Et on appelle ceci un département français !

Rinaldini paraît au fond à droite, et s’arrête en les voyant.

URSINO, gaiement.

Après quoi, tu auras ma fille.

RINALDINI, à part.

J’en étais sûr !...

Il traverse le théâtre au fond, en écoutant, et disparaît à gauche.

URSINO.

Je l’ai fait bavarder... Elle est déjà folle de toi...

JACOPO, à part.

Voilà un vieux faux !... voilà un vieux jeton !

URSINO.

Léoni ne nous gênera plus, et quant à Rinaldini... Ah ! diable ! voilà que j’y pense !... Ne va pas lui dire que je t’ai promis Colomba !

JACOPO.

Bah !

URSINO.

S’il t’en parle, feins de ne pas le comprendre... Il faut le tromper jusqu’au dernier moment... Je cours en dire autant à ma fille.

Ensemble.

Air : du Chevalier du guet.

URSINO.

Songes-y bien, je t’en supplie,
De gardiens bien armés la route est remplie :
Fuir de ces lieux serait folie...

À part.

Menacé du trépas,
Il n’ partira pas.

JACOPO.

C’est une horreur, une infamie !
De gardiens bien armés la route est remplie !
De m’en aller j’ n’ai plus envie.
Si je fuis, un seul pas
M’ conduit au trépas !

À Ursino, qui sort.

Mais un instant !... Écoutez-moi donc...

 

 

Scène X

 

JACOPO, RINALDINI

 

JACOPO, criant.

Mais je suis traqué !... Je suis entouré d’armes blanches et d’armes à feu !... Je suis poursuivi par des tromblons à jet continu !...

Se croisant les bras.

Voilà donc ce qu’on nomme un héritage en Corse !

RINALDINI, qui s’est approché.

Je m’appelle Rinaldini.

JACOPO.

Encore un !

RINALDINI, froidement.

Ne criez pas !

JACOPO, le reconnaissant, et très vite.

Ah ! vous, je sais ce que vous allez me dire... Le vieux Ursino vous a promis sa fille, et vous ne voulez pas qu’il me la donne... C’est ça, hein ?... Eh bien ! nous sommes d’accord... Je vous la livre...je vous l’abandonne, avec toutes ses dépendances... je ne veux rien de tout ça.

RINALDINI, avec ironie.

Fort bien !... vous débitez à merveille la leçon qu’on vous a apprise.

JACOPO.

Qu’est-ce à dire ?

RINALDINI.

Tout cela vient d’être convenu entre Ursino et vous...

Appuyant.

pour me tromper jusqu’au dernier moment.

JACOPO, à part.

Comment diable sait-il ça ?...

Haut.

Eh bien ! oui, là, il m’avait conseillé de dire ça pour vous attraper, le vieux gueusard... mais je vous jure sur la tête de...

RINALDINI.

Ne criez pas !

JACOPO.

Mais, mon cher monsieur... Chicardini...

RINALDINI.

Rinaldini !

Lui pressant le bras.

Ne criez pas.

D’une voix sombre.

L’un de nous deux est de trop sur la terre.

JACOPO.

Ça n’est pas moi !

RINALDINI.

Et il faudra qu’un de nous deux la quitte.

JACOPO.

Passez devant... je vous suivrai plus tard.

RINALDINI.

C’est le ciel qui décidera entre nous deux.

JACOPO.

C’est tout décidé !

RINALDINI.

Voici ce que j’ai résolu... J’ai chez moi deux espingoles du même calibre...

JACOPO, à part.

C’est le pays aux espingoles !

RINALDINI.

Nous en chargerons une seule à triple balle... puis, nous en prendrons chacun une, au hasard... et celui de nous deux qui...

JACOPO.

N’allez pas plus loin !... ça ne me sourit pas... parlons d’autre chose.

RINALDINI.

Nous nous dirigerons vers le petit bois... Une fosse est là, creusée par mes soins...

JACOPO.

Vous êtes bien bon.

RINALDINI.

Nous nous placerons aux deux extrémités de cette fosse... et celui qui succombera...

JACOPO.

Mais, sacrebleu ! c’est révoltant, ce que vous débitez là !

RINALDINI.

Ne criez pas.

JACOPO.

Mais, mon cher monsieur... Cauchemardini...

RINALDINI.

Rinaldini !... Vous ne pouvez ignorer qu’un individu frappé en face d’un coup mortel... et le coup sera mortel, à trois pas...

JACOPO.

Il faut l’espérer.

RINALDINI.

Vous n’ignorez pas, dis-je, que l’individu frappé, au lieu de tomber en arrière, comme la violence du coup pourrait le faire supposer, tombe, au contraire, en avant... C’est une loi de la physique... Permettez que je vous explique...

JACOPO.

La théorie me suffit.

RINALDINI.

Je vous demande pardon...

S’éloignant, de manière à laisser un espace entre eux deux.

Tenez, supposez que voici la fosse... je suis ici, et vous êtes là... J’ai l’arme chargée, et vous... l’autre.

JACOPO, doucement.

Pourquoi ?... pourquoi avez-vous l’arme chargée ?

RINALDINI.

Ne criez pas !... Je tire, vous tombez dans le trou... je vous couvre de feuilles sèches, et tout est dit.

JACOPO.

Vous ne m’allez pas, à ce jeu-là.

RINALDINI.

Puis, parfaitement tranquille de votre côté...

JACOPO.

Brisons là, je vous prie...

RINALDINI.

Je n’aurai plus à m’occuper que de ce petit Léoni !...

Avec colère.

que je voudrais déjà...

 

 

Scène XI

 

JACOPO, RINALDINI, LÉONI, portant deux très longues épées

 

LÉONI, au fond.

Me voici !

RINALDINI.

Léoni !... avec des armes !

JACOPO.

Ah ! bon ! Ah ! bien ! bravissimo ! c’est le bouquet !... Me voilà entre deux feux !

LÉONI, s’avançant.

L’heure a sonné, et j’apporte...

JACOPO.

Qu’est-ce que vous tenez là ?

LÉONI.

Deux de ces vieilles épées que les anciens du pays appellent des colichemardes.

JACOPO.

Et vous croyez que je vais me laisser... colichemarder !

RINALDINI, s’avançant.

Un instant, Léoni !... J’ai aussi une affaire avec cet homme, et il faut qu’il me suive.

LÉONI.

Je l’ai provoqué avant vous !

RINALDINI.

J’étais le premier ici !

JACOPO, vivement.

Ah ! diable ! Entendons-nous !... Pas de passe-droit ! pas d’injustice !... je ne me bats pas, qu’on ne m’ait prouvé qui était le premier.

À part.

Tirez vous de là !

LÉONI.

C’est moi !

RINALDINI.

C’est moi !

JACOPO.

Permettez, permettez...

À Rinaldini.

Ce matin, Monsieur est venu avant vous.

LÉONI.

Vous voyez !...

JACOPO, à Léoni.

Mais, ce soir, Monsieur est arrivé le premier.

RINALDINI.

Vous l’entendez !

JACOPO, parlant alternativement à l’un et à l’autre.

Si on raisonne d’une certaine façon, votre affaire est claire... Si on envisage la chose d’un autre point de vue, la vôtre est sûre... En droit, la colichemarde a raison... En fait, l’espingole n’a pas tort... Voilà mon avis.

Air de Turenne.

Dans un’ circonstance semblable,
Pour ne rien faire imprudemment,
J’ demand’ la question préalable
Et je propos’ l’ajournement...

Sortant.

Adieu, messieurs...

RINALDINI, l’arrêtant.

Restez donc !

LÉONI.

Un moment !

JACOPO.

Arrangez-vous, cette affaire est la vôtre...
Mais, songez-y, mon choix s’rait injurieux :
Je ne peux pas tuer l’un de vous deux,
Sans m’exposer à blesser l’autre.
Je n’ peux tuer l’un qu’en blessant l’autre.

RINALDINI, le saisissant d’un côté.

Vous m’appartenez !

LÉONI, le prenant de l’autre côté.

Vous êtes à moi !

RINALDINI.

Suivez-moi !

LÉONI.

Venez !

JACOPO, tiraillé par eux.

Messieurs, Messieurs !... vous allez me déchirer en deux !... Je ne suis pas le petit de Salomon, sapristi !

RINALDINI, furieux.

Je dois passer avant Léoni !

LÉONI.

Je maintiendrai mon droit !

JACOPO, à part, avec joie.

Oh ! si je pouvais !... Ksss ! ksss !

Haut, avec aplomb.

Mon choix est fait... Va pour la colichemarde !...

Montrant Léoni.

parce que Monsieur est un jeune homme brave, loyal, rempli de moyens...

Se tournant vers Rinaldini vivement.

Quoi donc, Monsieur ?... il ne faut pas lever les épaules, quand je rends justice aux qualités de mon adversaire !

LÉONI.

Hein ?

RINALDINI.

Moi j’ai levé...

JACOPO, bas à Léoni.

Il a levé les épaules !

Haut, à Rinaldini.

Vous ne devriez pas justifier l’opinion déplorable que Monsieur a de vous.

RINALDINI.

De moi !... Il aurait osé...

JACOPO, haut, à Léoni.

Soyez tranquille, je ne lui répéterai pas vos paroles...

RINALDINI.

Il a dit...

JACOPO, bas.

Il vous a vilipendé !

À part.

Ksss ! ksss !

RINALDINI, se contenant à peine.

Il y a longtemps que Léoni se permet des propos sur mon compte !

LÉONI, de même.

Il y a longtemps aussi que vous cherchez une occasion de me défier !...

JACOPO.

Ah ! oui, qu’il y a longtemps !

RINALDINI.

Mais vous avez grand soin de les éviter !

LÉONI.

Insolent !

RINALDINI.

Prouve-moi donc le contraire !

LÉONI.

Quand tu voudras !

RINALDINI.

Ce soir !

LÉONI.

À l’instant.

JACOPO, criant.

À l’instant !...

À part

Ksss ! ksss !

Ensemble.

Air : De vous, messieurs, quelle fureur s’empare. (Tabarin.)

RINALDINI et LÉONI.

Marchons, morbleu ! marchons... mort et vengeance ! 

Voici, pour toi, voici l’instant fatal !
Je vais enfin châtier une offense
Et me défaire à jamais d’un rival.

JACOPO.

Morbleu ! corbleu ! sangbleu ! mort et vengeance !

À part.

Allez vous battre, allez ; ça m’est égal.
L’un de vous deux la gobera, je pense,
Et me voilà délivré d’un rival.

Léoni et Rinaldini sortent au fond.

 

 

Scène XII

 

JACOPO, seul

 

Il se met à danser en chantant.

Tra la la la la lère ! Allez... allez ferme !... espingole contre colichemarde !... Blessez vous, je m’en fiche... tuez-vous, je m’en contre-fiche.

Dansant.

Tra la la la...

S’arrêtant brusquement.

Mon raisonnement est bien simple... Si Léoni est occis, ma commission est faite, la vendetta est bâclée... Si c’est Rinaldini, son meurtrier est obligé de fuir, de passer les mers... et la vendetta tombe dans l’eau... Tra la la la.

 

 

Scène XIII

 

JACOPO, URSINO

 

URSINO, accourant, tout effaré.

Jacopo ! Jaco... Ah ! te voilà !... Eh bien ! Léoni ?... où est-il ?... Aurais-tu tiré sur lui ?... l’aurais-tu blessé ? tué ?... Parle vite.

JACOPO.

Moi ?... Je n’y ai pas touché.

URSINO, se jetant dans ses bras.

Ah ! embrasse-moi !... Quel bonheur ! j’arrive à temps !...

JACOPO.

Quoi donc ? quoi donc ?

URSINO, gravement.

Garde-toi bien de toucher à un cheveu de sa tête !

JACOPO.

Ah ! bah !

URSINO.

Ne lui donne pas seulement une chiquenaude !

JACOPO.

Tiens ! tiens !

URSINO.

Ah ! mon pauvre garçon, tout est bien chan gé depuis tantôt !

JACOPO.

En effet, vous me paraissez changé vous même... vous êtes maigri.

URSINO.

C’est possible... Tu te rappelles que je t’ai dit qu’à la quatrième génération, un Léoni avait tué un Jacopo...

JACOPO.

Ah ! ça, est-ce que nous allons recommencer les Jacopo et les Léoni ?

URSINO, continuant.

De telle sorte qu’aujourd’hui...

JACOPO.

Un Jacopo doit tuer un Léoni... ç’a été dit... Je ne fais pas autre chose depuis ce matin.

URSINO.

Erreur, malheureux !... Écoute...Je quitte à l’instant le brigadier, dont, je ne sais pour quoi, les soupçons étaient revenus... J’étais avec Colomba quand il m’a abordé... En cherchant à me sonder, il me parle de notre famille, m’apprend qu’il a connu à l’armée Léoni et Jacopo, ton père... que tu n’as jamais connu, toi.

JACOPO.

J’étais si jeune !... Je naquis six mois après sa mort.

URSINO.

Il m’apprend encore que les deux rivaux n’ont pas péri sur le champ de bataille, comme on le croyait... Puis, il ajoute... tu vas frémir... il ajoute que là bas, en sa présence, un duel a eu lieu entre Léoni et Jacopo, et que ton père a tué celui de Léoni.

JACOPO, froidement.

Eh bien ?... Ceci rentre dans les attributions de ces deux familles.

URSINO, le secouant.

Tu ne comprends pas ?...

JACOPO.

Je comprends... je comprends que Jacopo a tué Léoni, et que...

Poussant un grand cri.

Ah !

URSINO.

Tu y es !

JACOPO, achevant le cri.

Ah !

URSINO.

Ainsi, je m’étais trompé... ce n’est plus toi qui dois tuer Léoni... c’est Léoni qui doit t’assassiner !... Tu l’as manqué, il ne te manquera pas !

JACOPO, faiblissant.

Un siège !... mes jarrets se détendent !...

Se relevant tout-à-coup.

Mais j’y pense !... dans ce moment, il est aux prises avec l’autre !... ils se piochent, ils se bûchent !...

URSINO.

Que dis-tu ?

JACOPO, avec invocation.

Ô mon bon M. Colichemardini !... non, Rinaldini !... Je fais des vœux pour toi... Tape-le, abîme-le, échine-le, de fond en comble !... je te paierai quelque chose !

URSINO.

Explique-toi donc !

JACOPO.

Oui, oui, m’n oncle, j’ai encore de l’espoir... Que je voie seulement poindre le bout du nez de Rinaldi...

Léoni, qui vient d’entrer, paraît tout-à-coup à côté de lui. Il recule.

Oh !

 

 

Scène XIV

 

JACOPO, URSINO, LÉONI

 

LÉONI, d’un ton ferme.

Rinaldini ?... Il est déjà loin.

URSINO.

Mais, vous êtes blessé !...

JACOPO.

Vous n’êtes que blessé ?...

LÉONI, montrant sa main enveloppée,

Oh ! très légèrement... presque rien.

JACOPO.

Tant pis !

LÉONI, vivement.

Vous dites ?...

JACOPO.

Je dis tant pis... que vous soyez blessé.

URSINO.

Et Rinaldini ?

LÉONI.

Me croyant frappé dangereusement, il a pris la fuite, dans la direction des montagnes... C’est alors que le brigadier est accouru...

URSINO, à part.

Aïe ! !

JACOPO, inquiet.

Ah ! il est accouru... le brigadier ?...

LÉONI.

Et, dès qu’il a su ce qui venait de se passer, il s’est mis à la poursuite de Rinaldini.

URSINO, bas à Jacopo.

Il ne sait rien !

JACOPO.

Il ne sait rien ?

LÉONI, les observant.

Mais quelques minutes lui avaient suffi...

Appuyant.

au brigadier...

Jacopo et Ursino se regardent. À part.

Ne disons pas que c’est Colomba qui m’a tout appris.

Continuant, haut.

...pour me raconter un épisode des guerres de l’Empire... que vous connaissiez déjà.

URSINO, bas à Jacopo.

Il sait tout !

JACOPO.

Il sait tout !

LÉONI, à part.

Dieu merci ! un duel n’est pas un assassinat.

Haut.

Cela change tout-à-fait la question, et...

S’éloignant de quelques pas et s’adressant à Ursino. D’une voix forte.

Ursino Jacopo, frère de Mathéo Jacopo... la vendetta est déclarée !

URSINO, effrayé.

Comment ! c’est moi ?...

JACOPO, enchanté.

C’est lui !

URSINO.

Il y a erreur !

JACOPO.

Non, non, non, non !

URSINO, à Léoni.

Moi ! le père de Colomba !

LÉONI.

Oui.

URSINO.

De celle que vous aimez !

LÉONI.

Oui.

URSINO.

Mais...

À part, comme inspiré.

Ah !

Avec effusion.

Eh bien ! viens donc, malheureux ! viens frapper... ton beau-père !

LÉONI, avec joie.

Qu’entends-je !

Il court presser la main d’Ursino.

JACOPO.

De quoi, son beau-père !... Et Rinaldini ?... et moi ?... Voilà trois fois aujourd’hui que vous distribuez votre fille !... Je m’y oppose !

LÉONI.

Vous ?

JACOPO.

Formellement !

LÉONI, très poliment.

Pardon...

S’éloignant encore de quelques pas.

Jacopo, fils de Mathéo Jacopo... la vendetta est déclarée !

JACOPO, épouvanté.

Moi, à présent !

LÉONI, d’un ton solennel.

À dater de ce jour, partout où tu iras, le canon d’un fusil sera braqué sur toi... Dans ta maison même... à table... au lit...

JACOPO.

Oh ! pas au lit ! pas au lit !

LÉONI.

Partout, tu entendras siffler une balle à tes oreilles, jusqu’à ce qu’enfin...

JACOPO, avec désespoir.

Assez !

URSINO, bas.

Sauve-toi !

JACOPO, de même.

Par où ?... la route est gardée.

URSINO.

Eh ! non.

JACOPO.

Mais les espingoles et les tromblons ?...

URSINO.

C’était une ruse pour te retenir... imbécile !

JACOPO.

Ah ! merci, mon oncle !

Léoni lui tournant le dos, il court vers le fond.

 

 

Scène XV

 

JACOPO, URSINO, LÉONI, COLOMBA

 

COLOMBA, l’arrêtant.

Eh bien ! où allez-vous donc ?

JACOPO.

Pincé !

LÉONI.

Vous vous sauviez, je crois ?

JACOPO.

J’allais faire un tour.

COLOMBA, lui donnant une lettre.

Tenez.

JACOPO.

Qu’est-ce que c’est ?

COLOMBA.

Un petit billet que Rinaldini, en fuyant, a jeté sur le chemin et qu’un pâtre a ramassé.

JACOPO.

Qu’est-ce qu’il me veut encore, celui-là ?

LÉONI.

Ah ! Colomba !

Il lui parle vivement à voix basse.

JACOPO, lisant.

« Nous avons une affaire à vider... je vous attends sur la route de Bastia... vous ne pouvez y retourner, sans passer par mes mains ! 

« Tout à vous, RINALDINI. »

Furieux.

Je ne peux pas rester, à cause de celui-ci !... je ne peux pas m’en aller, à cause de l’autre !... Mais ils sont donc tous enragés !

 

 

Scène XVI

 

JACOPO, URSINO, LÉONI, COLOMBA, LE BRIGADIER, suivi de DEUX GENDARMES

 

Ils entrent tout essoufflés.

LE BRIGADIER, s’essuyant le front.

Il nous a échappé !

JACOPO, l’apercevant et courant à lui.

Ah ! voilà une autorité !... Brigadier, je me mets sous l’égide de vos sardines... Je vous somme de me reconduire à Bastia, et de me donner aide et protection... c’est dans mon passeport.

LE BRIGADIER.

Allez vous promener !

JACOPO, lui prenant le bras.

Avec vous, je le veux bien... partons.

LE BRIGADIER.

Taisez-vous !... Léoni, je n’ai pas pu attraper celui qui vous a blessé... mais vous allez me dire son nom.

LÉONI.

Non, brigadier.

LE BRIGADIER.

Il le faut.

LÉONI.

Je refuse.

À part.

Ce pauvre Rinaldini... j’en suis délivré... je ne lui en veux plus.

JACOPO, vivement, à part.

Oh ! quelle lueur !...

Haut.

Brigadier, qu’est-ce que vous en ferez, de cet homme ?

LE BRIGADIER, sévèrement.

Je le ferai conduire à Bastia, de brigade en brigade.

JACOPO.

Eh bien ! moi, je vais vous le nommer !

LÉONI.

Jacopo ! je vous défends...

JACOPO.

C’est moi !

TOUS, à part.

Lui !

LE BRIGADIER.

Vous !... Gendarmes, emparez-vous de lui !

JACOPO.

Ça y est !

Les deux gendarmes le saisissent au collet.

Entourez-moi bien !... l’un à droite, l’autre à gauche !... Vous n’en auriez pas deux autres, brigadier ?... Non ?... Vous marcherez devant.

À part.

Une fois à Bastia, je me laverai facilement de cet acte de courage... je prouverai que j’en suis incapable !

Haut.

En route !... et ne me lâchez pas, surtout !

LE BRIGADIER.

En route !

JACOPO.

Pardon... un petit moment...

Revenant.

Adieu, m’n oncle ; adieu, ma cousine ; adieu, jeune Corse...

À Ursino.

Si jamais vous avez un héritage à me laisser, faites-moi le plaisir de me l’envoyer, sous enveloppe... à Paris... n° 22, au cinquième... Ah ! encore un mot, brigadier.

Il s’avance vers le public, toujours tenu par les deux gendarmes.

Au Public.

Air : Valse du Fils du prince.

Assis sous une baïonnette,
Damoclès eut peu d’agrément...
Que dirai-je, moi, qui sur ma tête
Viens d’en voir un rassemblement !...
Mettez un terme a mes alarmes :
Quand j’échappe aux coups d’ pistolet,
Aux coups de toute espèce d’armes,
Coups de tromblon, coups de stylet
Il s’rait vexant, entr’ deux gendarmes,
De périr d’un coup de sifflet.
Pas de coup de stylet,
De coup d’ pistolet,
Surtout d’ coup d’ sifflet !
Car un coup de stylet
Ou d’ pistolet
Plaît
Plus qu’un coup d’ sifflet.

TOUS.

Pas de coup de stylet, etc.

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